La connaissance des médias : une compétence démocratique cruciale
L’éducation aux médias et à l’information apparaît de plus en plus nécessaire pour relever les défis citoyens de notre école, notamment depuis les attentats de janvier 2015. Après l’assassinat de Samuel Paty, l’Éducation nationale a commandé plusieurs rapports pour renforcer cet enseignement.
Le 21 octobre 2020, le président de la République Emmanuel Macron rend hommage à Samuel Paty en rappelant la formule de Ferdinand Buisson : « Pour faire un républicain, il faut prendre l’être humain si petit et si humble qu’il soit […] lui donner l’idée qu’il faut penser par lui-même, qu’il ne doit ni foi, ni obéissance à personne, que c’est à lui de chercher la vérité et non pas à la recevoir toute faite d’un maître, d’un directeur, d’un chef, quel qu’il soit ». Le 2 novembre, jour de reprise des cours pour près de 870 000 enseignants et 12,5 millions d’élèves, le ministère de l’Éducation nationale invite à lire la lettre aux instituteurs publiée par Jaurès le 15 janvier 1888 dans La Dépêche. Le recours à ces textes fondamentaux pour renforcer l’adhésion du corps social à l’institution scolaire traduit l’idée que notre pays se fait de son école, nourrie de pensées fécondes depuis l’Antiquité jusqu’aux conquêtes les plus récentes de notre République pour l’égalité des chances. Cette idée continue de s’incarner dans une institution laïque, gratuite, obligatoire où l’on forme des citoyens dotés d’un esprit critique. L’idéal démocratique ne peut advenir qu’à condition qu’à chaque génération se lèvent des esprits libres, éclairés, voués à devenir des citoyens conscients de leurs droits et devoirs, responsables de leurs choix. L’école, ou, tout du moins, l’idée que nous nous en faisons, demeure le plus sûr moyen de l’émancipation et de la transformation sociale qui permet de donner substance au concept de méritocratie républicaine.
Reprendre l’initiative sur l’information
C’est bien là le cœur de la mission de l’école et c’est ce qu’un djihadiste de 18 ans a voulu atteindre en ciblant un professeur d’histoire-géographie qui enseignait la liberté d’expression à ses élèves de 4e dans le cadre d’un cours d’enseignement moral et civique. Cette mission concerne l’ensemble des professeurs des écoles et des enseignants qui, à tous les degrés et dans toutes les disciplines, s’engagent dans une éducation aux médias et à l’information plus que jamais essentielle pour réenchanter l’exercice de la liberté, le fondement du tissu social, en apprenant à l’individu à reprendre l’initiative sur l’information plutôt qu’à se laisser dominer par elle. Cette éducation revêt une dimension centrale pour la construction d’une culture démocratique et d’une conscience civique donnant aux élèves la capacité de faire preuve de discernement dans leurs usages numériques, de comprendre et d’interpréter les flux informationnels, de distinguer connaissances, opinions et croyances, informations, fausses informations et théories du complot.
Cet enseignement transversal trouve sa pleine traduction dans une pédagogie active, inscrite dans une dynamique de projet, souvent en interdisciplinarité, permettant de travailler sur tous les champs de la citoyenneté, de la laïcité, de l’égalité entre les femmes et les hommes, de la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et contre tous les préjugés. Il répond aux défis d’un environnement médiatique inédit par l’ampleur et la fulgurance des bouleversements qu’il produit sur nos manières de penser et de nous comporter. Il implique d’intégrer de nouveaux champs de connaissances et de compétences à l’école sur le fonctionnement des outils numériques, sur la donnée (data) et sur les stratégies déployées pour capter l’attention de leurs utilisateurs.
Le rapport Spinelli adopté en avril 2018 par le Parlement européen sur « le pluralisme et la liberté des médias dans l’Union européenne » éclaire parfaitement l’enjeu de cet enseignement en énonçant que « le développement d’un sens critique de l’analyse et de l’évaluation, eu égard à l’utilisation et à la création du contenu médiatique, est essentiel à la compréhension par les citoyens des problématiques actuelles et à leur participation à la vie publique, ainsi qu’à leur connaissance à la fois du potentiel de transformation et des menaces inhérents à un environnement médiatique de plus en plus complexe et interconnecté ».
Désormais, la connaissance des médias constitue une compétence démocratique cruciale. Ce rapport nous le rappelle en partant du principe que si la révolution numérique représente une chance pour la liberté d’expression et l’engagement citoyen, elle forme aussi une menace en concentrant les pouvoirs entre les mains de conglomérats et de géants du numérique dont le fonctionnement nuit au pluralisme du débat public et à l’accès à l’information, avec de graves répercussions sur la liberté, l’indépendance et la qualité éditoriale des contrepouvoirs indispensables à nos démocraties que sont la presse et les médias.
Numérique et abandon de citoyenneté
Les désordres qui ont marqué les deux dernières élections présidentielles aux États-Unis sont révélateurs de cette situation et il n’a pas fallu attendre l’affaire Mila, en France, pour mesurer les dangers que constituent la propagation des discours de haine et la radicalisation menant à l’extrémisme par la diffusion de contenus illicites, notamment au détriment des plus jeunes. Phénomène aggravé lors de la pandémie de Covid-19 qui a vu déferler une vague de fausses informations et de théories du complot. Au lendemain des élections régionales désertées par deux tiers des Français, notamment les plus jeunes, Anne Rosencher alertait dans son éditorial du 24 juin dans L’Express : « Il existe une complaisance individualiste, consistant à se réfugier dans sa bulle de certitude et de convictions, notamment sur les réseaux sociaux, qui est en réalité un abandon de citoyenneté (…) Or la démocratie se défend par l’exercice de la citoyenneté. » L’influence du numérique bouscule la liberté d’expression, questionne ses limites et touche jusqu’à nos propres capacités à nous engager pour la défendre. C’est dans ce contexte qu’il convient de savoir profiter de toutes les potentialités offertes par le média numérique dans tous les domaines de l’activité humaine et d’en prévenir tous les usages détournés, irresponsables, voire illégaux.
Vers un renforcement de l’éducation aux médias et à l’information
C’est désormais un constat partagé à l’échelle de la planète qu’il faut faire évoluer nos systèmes pour renforcer l’apprentissage de la démocratie et l’acquisition des compétences nécessaires à l’exercice d’une citoyenneté réelle. En France, plusieurs rapports convergent en ce sens. Le 23 février 2018, à Lille, le Premier ministre Édouard Philippe, lors d’un comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation, en appelait ainsi à « systématiser » cet enseignement pour prémunir les plus jeunes des théories du complot. La même année, un rapport de l’Assemblée nationale émettait des recommandations pour la renforcer dans les programmes au collège, au lycée, et bâtir un parcours de formation centré sur la notion de citoyenneté numérique. En décembre 2019, le Conseil économique, social et environnemental rendait son avis, dans le même sens, demandant la mobilisation de moyens humains et financiers et le renforcement du Centre pour l’éducation aux médias et à l’information (Clemi), opérateur public chargé de la formation des enseignants dans ce domaine et qui organise chaque année la Semaine de la presse et des médias dans l’école. Le 21 novembre 2019, les ministres des 47 États membres du Conseil de l’Europe adoptaient une recommandation visant à en faire une priorité. Après l’attentat de Conflans-Sainte-Honorine, le ministère de l’Éducation nationale a commandé plusieurs rapports.
Par le passé, de nombreux travaux ont déjà pointé la nécessaire mise à jour de notre système éducatif dans ces domaines. Le recul dont nous disposons et les tragédies qui ont émaillé notre histoire la plus récente ont changé la donne. Il ne s’agit plus simplement de contribuer à la résilience du corps social ou de sensibiliser les nouvelles générations à la complexité du champ informationnel. Il s’agit maintenant d’engager les réformes indispensables pour que dans les années à venir, nous puissions continuer à tenir le rôle et la place de l’école dans la construction d’une citoyenneté libre et éclairée. Les objectifs sont clairement identifiés. Le courage, la lucidité et la volonté devront suivre si nous voulons réussir ce défi majeur pour le futur de nos pays et de nos libertés fondamentales.
Serge Barbet, directeur délégué du Centre pour l’éducation aux médias et à l’information (Clemi)