L’inquiétant complotisme des identitaires
Migrants et juifs sont pareillement dans le collimateur des identitaires d’extrême droite. La conséquence logique d’une obsession du « Grand remplacement » qui se nourrit de thèses complotistes empruntant à la mythologie antisémite.
L’extrême droite identitaire verse sans complexe dans le complotisme pour mieux cibler l’immigration extra-européenne et l’islam. Un phénomène auquel n’échappait pas Génération identitaire, ce groupe d’extrême droite de plusieurs centaines d’adhérents qui s’était illustré par ses tonitruantes actions anti-migrants ou encore sa dénonciation du racisme anti-blancs, finalement dissous en conseil des ministres le 3 mars 2021.
Le 29 octobre 2020, alors qu’à Nice un islamiste d’origine tunisienne décapitait une femme de 60 ans dans la basilique Notre-Dame et assassinait deux autres personnes dont une mère célibataire, un déséquilibré vêtu d’une doudoune bleue « Defend Europe » – un vêtement commercialisé sur la boutique en ligne de Génération identitaire – était abattu par la police à Avignon après avoir menacé d’une arme de poing un automobiliste maghrébin. Choisissant de prendre les devants, le groupuscule français démentait rapidement toute implication dans l’affaire. Il faut dire qu’on apprendra quelques mois plus tard que Brenton Tarrant, qui assassina 51 musulmans dans deux mosquées de Christchurch (Nouvelle-Zélande) en mars 2019 et revendiqua son geste dans un manifeste intitulé The Great Replacement, fut un « membre bienfaiteur » de Génération identitaire.
Sur un fil de discussion privé réunissant des partisans de Thaïs d’Escufon, alors porte-parole de Génération identitaire, la théorie du complot ne tarda pas à se manifester. Dans ces échanges, que Conspiracy Watch a pu collecter avec l’aide du collectif citoyen Sleeping Giants, on peut lire : « Le false flag [opération sous faux drapeaux – ndlr] a été relayé massivement, si bien que ça a presque effacé les attentats de Nice sur Twitter. » Ou encore : « Il faut vraiment être tordu pour avoir mis en œuvre cette machination et ce fake flag. » Mais aussi : « Le gouvernement d’occuppation [sic] sème la confusion dans l’esprit du peuple qui finira par accepter la loi sur le séparatisme sans distinction. » L’expression « gouvernement d’occupation » fait allusion à un thème conspirationniste emprunté au néonazisme américain, le « Zionist Occupation Government » (ZOG) – ou, en français, « gouvernement d’occupation sioniste ».
Une dénonciation antisémite de « l’immigrationnisme »
Cet enchâssement de l’antisémitisme dans la doctrine anti- « remplaciste »inspirée des théories de Renaud Camus ne doit pas surprendre. En juillet 2015, sur Radio Courtoisie, le porte-parole de Génération identitaire, Pierre Larti, estimait, « en tant qu’identitaire », que « toute personne a à se réenraciner dans son pays, y compris les Juifs ».
Plus révélateur encore : lors d’un rassemblement de protestation contre l’immigration musulmane organisée à Wroclaw, en Pologne, le 18 novembre 2015, un mannequin à l’effigie d’un juif orthodoxe fut brûlé par la foule. On ne peut donner une signification à ce geste qu’en comprenant que, pour nombre d’identitaires, les juifs sont réputés encourager l’immigration non contrôlée dans le but de promouvoir le métissage et précipiter la destruction de la « race blanche », en ruiner les identités nationales et la culture chrétienne.
Les attaques terroristes de synagogues à Pittsburgh le 27 octobre 2018 (son auteur, Robert Bowers, a crié en entrant dans le lieu de culte : « Tous les Juifs doivent mourir » ; il était persuadé que l’immigration était le résultat d’un complot « mondialiste ») et à San Diego le 27 avril 2019 (le terroriste, John Earnest, pensait que les juifs « planifiaient méticuleusement le génocide de la race européenne » et considérait Donald Trump comme un « sioniste ») procèdent ainsi de la même conviction qui fit scander à des suprémacistes blancs défilant en 2017 à Charlottesville : « Jews will not replace us ! » ( « Les Juifs ne nous remplaceront pas ! »).
Le « Plan Kalergi », fantasme des anti-remplacistes
Dans la nuit du 18 au 19 février 2019, des croix gammées ont été taguées sur des dizaines de tombes dans le cimetière juif de Quatzenheim (Bas-Rhin). L’inscription « Plan Kalergi » a également été retrouvée. Elle fait allusion à un « plan » fantasmagorique visant à remplacer les peuples européens en les submergeant par l’immigration. Ce mythe, qui circule dans les franges les plus radicalisées de l’extrême droite depuis plusieurs années, repose sur un collage de citations dénaturées et sorties de leur contexte issues d’un ouvrage de Richard Coudenhove-Kalergi (1894-1972), l’un des théoriciens de l’unification du continent européen.
La dénonciation du « Plan Kalergi » est pourtant devenue l’un des lieux communs du discours anti- « immigrationniste ». En 2005, le négationniste et militant néonazi autrichien Gerd Honsik publiait un ouvrage dénonçant ce prétendu « Plan Kalergi ». Des figures de la complosphère comme Pierre Hillard, Marion Sigaut, Alain Soral ou Piero San Giorgio lui ont emboîté le pas, de même que l’eurodéputé britannique d’extrême droite Nick Griffin. En février 2021, la chaîne YouTube « Initiative Citoyenne » – où s’illustrent les complotistes covido-sceptiques et anti-vaccination Jean-Jacques Crèvecoeur, Christian Tal Schaller et Chloé Frammery – mettait également le « Plan Kalergi » à l’ordre du jour. La boucle est bouclée serait-on tenté de constater. L’antisémitisme, dénominateur commun des extrémismes politiques, n’en finit décidément pas de se réinventer.
Rudy Reichstadt, directeur de Conspiracy Watch