Devoir de mémoire à l’école : histoire d’une désillusion ?
L’articulation entre la lutte contre l’antisémitisme et la transmission de la mémoire de la Shoah s’est imposée au début des années 1990 avant de montrer certaines insuffisances. Sans explications des mécanismes du rejet de l’autre, l’émotion des témoignages peut n’aboutir qu’à un conformisme moral superficiel.
Lorsqu’en septembre 1996, Jacques Chirac déclare qu’un « devoir de mémoire s’impose au monde » en se rendant à Auschwitz, le chef de l’État est accompagné d’environ 200 lycéens. La formule « devoir de mémoire » est largement reprise le soir même dans les journaux télévisés montrant les élèves découvrant le camp d’extermination. C’est à cette période que se nouent, au nom d’une obligation morale à prétention universelle, les termes d’une politique éducative : la lutte contre l’antisémitisme par le rappel du génocide des juifs dans le cadre d’une pratique pédagogique spécifique, la visite du lieu de leur extermination.
Prémunir contre l’antisémitisme et le négationnisme
Bien sûr, la nécessité d’enseigner la Shoah s’était déjà manifestée auparavant publiquement. En réponse à l’affaire Darquier de Pellepoix[1] et à la tribune de Faurisson, en 1978, et alors que l’école est accusée de ne pas transmettre l’histoire de l’Holocauste, on rappellera l’« appel d’Orléans » lancé en avril 1979 à la fin d’un colloque réunissant dans cette ville des historiens de l’antisémitisme, du génocide ou du judaïsme (Léon Poliakov, Georges Wellers, François Delpech), des inspecteurs régionaux et des enseignants de l’Association des professeurs d’histoire et de géographie (APHG). Estimant qu’« une réaction d’urgence s’impose face à la résurgence du racisme et de l’antisémitisme, et du néonazisme », la déclaration finale publiée demandait une modification des programmes scolaires pour intégrer « l’horreur absolue qu’a été l’extermination du peuple juif ». Dans le prolongement de cette initiative rassemblant anciens déportés, scientifiques et enseignants, une table ronde est organisée à Paris en 1982 par l’APHG et le Centre de documentation juive contemporaine sur l’enseignement du génocide dans les manuels scolaires, avec la présence d’historiens, d’inspecteurs, d’associations de déportés – dont celle de Serge Klarsfeld –, et du Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (MRAP). C’est d’abord dans ces cercles militants et dans le contexte d’un discours négationniste fortement médiatisé, et d’attentats antisémites, que l’enseignement scolaire de la Shoah a été perçu comme un outil indispensable de la lutte contre l’antisémitisme. Pour autant, cette articulation entre « lutte contre l’antisémitisme » et « transmission de la mémoire de la Shoah » n’a pas encore pris une tournure systématique et institutionnelle. La différence des réactions entre l’attentat antisémite de la rue Copernic (octobre 1980) et la profanation du cimetière juif de Carpentras (mai 1990) signale un changement majeur en dix ans. Alors que peu de personnalités évoquaient publiquement le génocide en 1980, la nécessité de transmettre cette mémoire à l’école pour lutter contre l’antisémitisme est affirmée par plusieurs responsables politiques et membres du gouvernement au lendemain de Carpentras, parmi lesquels Lionel Jospin, alors ministre de l’Éducation. La place importante prise par la mémoire à l’école est également visible avec la tenue de deux colloques organisés en 1990 par le secrétariat d’État aux Anciens Combattants, l’APHG et la Ligue de l’enseignement. Intitulés « Mémoire et enseignement. La Seconde Guerre mondiale » et « La Mémoire et l’École. Comment enseigner la Seconde Guerre mondiale dans l’Europe d’aujourd’hui ? », ces manifestations affirment le rôle prééminent que doivent jouer les témoins auprès des jeunes. La dimension éducative est inséparable de l’intention cognitive : faire connaître la Shoah pour inculquer à la jeunesse des valeurs citoyennes et les prémunir de l’antisémitisme dans un pays ou le dirigeant du Front national, Jean-Marie Le Pen, en septembre 1987, considère le génocide comme un « point de détail ».
Exposer l’horreur du crime pour éviter sa répétition
Pourquoi la « mémoire » de la Shoah et non « l’histoire » du génocide des juifs s’impose-t-elle alors comme projet pour l’école dans ces années ? Parce que ce fait historique est alors appréhendé comme une réponse adéquate à des enjeux sociopolitiques du présent, dont la lutte contre l’antisémitisme et contre le Front national, et qu’il est retraduit dans une finalité civique et éducative permettant aux jeunes l’apprentissage du rapport à l’autre. La transmission du génocide est également définie comme un outil éducatif majeur de la prévention des crimes : exposer l’horreur du crime et les victimes, c’est la meilleure manière d’éviter sa répétition. La lutte contre l’antisémitisme est ainsi insérée dans cette nouvelle norme éducative à caractère préventif qui est centrée sur le crime génocidaire. Incarnée en France par le « devoir de mémoire », cette politique éducative s’internationalise progressivement comme le montre le Forum de Stockholm, organisé en 2000, réunissant des représentants de 45 pays et qui débouchera, entre autres, sur la décision en 2003 de créer une « Journée de la mémoire de l’Holocauste et de la prévention des crimes contre l’humanité » le 27 janvier.
Les cadres de la réponse pédagogique relèvent également du domaine de la mémoire : des témoins rescapés évoquent aux élèves une expérience individuelle qu’ils articulent à des enjeux présents (lutte contre l’oubli, le négationnisme, l’antisémitisme, éducation au vivre ensemble) et la confrontation des élèves avec des lieux matériels (les camps) qui sont censés rendre efficiente la connaissance par trace du génocide et leur « inoculer » un antidote à l’antisémitisme. L’objectif est de rendre visibles les lieux et les victimes de la Shoah comme attestation de la vérité historique face au discours négationniste, et d’engager des processus d’identification avec ces victimes pour éveiller les élèves à une conscience civique refusant l’intolérance. Si la formule « devoir de mémoire » devient moins présente dans les années 2010, la réponse pédagogique reste la même face au nouvel antisémitisme provenant des milieux islamistes qui se manifeste notamment par les attentats de mars 2012 à l’école Ozar Hatorah de Toulouse et de janvier 2015 à l’Hyper Cacher de Vincennes. Après janvier 2015, le mémorial de la Shoah multiplie les interventions et l’accueil de publics scolaires de quartiers populaires comprenant des élèves musulmans.
Associer l’analyse au témoignage
Les critiques adressées au « devoir de mémoire » à l’école sont apparues dès l’imposition de cet impératif. Dans un article paru dans Le Débat en 1997, Emma Schnur dénonçait un conformisme moral qui empêchait un apprentissage historique et citoyen. Annette Wieviorka reviendra ensuite à plusieurs reprises sur les limites des voyages scolaires à Auschwitz où les élèves sont assignés à devenir les « témoins du témoin » devant porter, puis transmettre à leur tour l’expérience vécue des rescapés, mais sans forcément comprendre les mécanismes historiques qui ont pu conduire à la politique d’extermination des Juifs (A. Wieviorka, L’Ère du témoin). Des travaux récents ont abordé les limites des actions mémorielles sur le plan de l’éducation citoyenne auprès des jeunes, en mettant l’accent sur l’importance de leur environnement et des interactions sociales qui se jouaient à l’occasion de ces pratiques. Il est aussi question de routine normative où les élèves se conforment ponctuellement aux attentes des adultes sans que cela donne lieu à une compréhension du fait historique et à une mise en réflexion.
Si la réponse « devoir de mémoire » de la Shoah a ainsi montré ses limites, c’est seulement dans la mesure où elle est apparue à un moment donné comme la réponse unique que les acteurs des politiques éducatives devaient investir. Si cette croyance doit être dépassée, l’enseignement du génocide n’en constitue pas moins une piste pédagogique féconde, à condition de le penser dans la diversité de ses publics et de ses situations d’apprentissage, et non d’en faire un « kit pédagogique ».
La corrélation systématique qui s’est institutionnalisée dans les années 1990 entre lutte contre l’antisémitisme et mémoire de la Shoah est aussi à questionner. Le travail sur les processus psychiques d’essentialisation ou sur la déconstruction des stéréotypes, les comparatifs historiques des manifestations ou des politiques antisémites et racistes, l’exemplarité de solidarités que l’on peut rencontrer dans l’histoire des luttes émancipatrices pour les droits à l’égalité sont quelques unes des pistes déjà creusées. Le répertoire éducatif de la lutte contre l’antisémitisme à l’école ne peut se cantonner au « devoir de mémoire ». Cette réponse type peut conduire à une injonction morale normative dénuée de réflexion sur les ressorts de l’antisémitisme, mais suscitant en revanche chez les élèves une acceptation de la norme attendue par les adultes sans véritable apprentissage, une indifférence plus ou moins policée, voire un rejet.
Sébastien Ledoux, historien, chercheur associé à l’université Paris 1
[1] Le 28 octobre 1978, L’Express publie un entretien avec l’ancien Commissaire général aux questions juives de Vichy, réfugié en Espagne, qui déclare notamment : « Je vais vous dire, moi, ce qui s’est exactement passé à Auschwitz. On a gazé. Oui, c’est vrai. Mais on a gazé les poux. »